Lancez en société le nom du facteur Cheval, il y aura toujours bien quelqu’un pour citer le Palais Idéal, Hauterives dans la Drôme, etc. Si vous prononcez celui de l’abbé Fouré, on vous demandera de le répéter. C’est qui? Comment tu dis? J’ai moi-même longtemps ignoré l’existence de cet artiste singulier. C’est en cabotant sur le Web dans les eaux foisonnantes et vivifiantes de l’Art brut que j’ai finalement découvert ce «cousin» méconnu du facteur Cheval. C’était en 2010. A l’occasion du centenaire de la mort de l’abbé, la blogosphère avait frémi d’une onde commémorative. L’édition spécialisée aussi, avec diverses publications. En plus, une Association des amis de l’œuvre de l’abbé Fouré venait de voir le jour (cf. notre interview de Mme Joëlle Jouneau, sa créatrice et présidente). Bref, je me suis aperçue que l’Ermite de Rothéneuf, comme on le surnommait, avait eu en son temps une belle (et longue!) heure
de gloire.
Cartes postales
de la Belle époque
Dans les dernières années du XIXe siècle, le hameau de Rothéneuf était devenu une station balnéaire très prisée. Depuis 1896, une ligne de tramway y amenait une population abondante et variée. Curiosité locale que l’on visitait un peu comme une attraction foraine, les Rochers sculptés attiraient énormément de monde. L’accès était gratuit. Ou, plutôt, chacun donnait ce qu’il voulait. C’était pour les pauvres. Des troncs étaient prévus à cet effet.
L’artiste en soutane jouait patiemment le jeu de la célébrité, se laissant, de plus ou moins bonne grâce, photographier avec ses admirateurs au milieu de ses œuvres. Sur la falaise, mais aussi chez lui, à la Haute-Folie : ainsi s’appelait la propriété où il vivait et dont il avait fait son «ermitage». Il y avait aménagé un petit atelier pour sculpter le bois. Toutes sortes de bois.
Dans son jardin, transformé en un extravagant musée de plein air, il exposait sa production. Une production le plus souvent
rehaussée de couleurs vives, d’une abondance, d’une variété et d’une liberté d’exécution qui laissent rêveur. Les cartes postales où l’on peut voir l’«Ermite» au travail ou au repos, entouré de ses sculptures sont très nombreuses. Lui-même en avait fait éditer toute une série. Il les vendait estampillées d’un cachet à son nom et souvent signées de sa main. De l’argent ainsi récolté, il ne gardait que de quoi assurer son modeste train de vie. Selon son humble
formule, il consacrait «son temps de travail à l’intention des Œuvres et des Pauvres».
Diffusées à des milliers d’exemplaires, toutes ces images font aujourd’hui le bonheur des collectionneurs.
En marge de mes lectures, ce sont elles surtout, et tout ce qu’elles racontent sans le dire, qui m’ont poussée à m’intéresser à mon tour à cet étonnant curé breton tombé dans la marmite de l’art brut un demi-siècle avant que Dubuffet (né en 1901) n’en forge le concept.
Dureté d’oreille...
Né le 4 septembre 1839 à Saint-Thual, un petit village entre Rennes et Dinan, ordonné prêtre en 1863 après des études au Grand Séminaire de Rennes, Adofe Julien Foueré (devenu, pour simplifier, Adolfe Fouré) a trente ans de carrière ecclésiastique derrière lui lorsqu’il arrive à Rothéneuf. Chapelain, vicaire ou recteur dans quelques paroisses de la région, rien qui attire vraiment l’attention dans ce parcours de modeste curé de campagne breton. A part, peut-être, une rumeur qui le rendrait plutôt sympathique : vers 1865, il aurait tenté d’empêcher la fermeture des Forges de Paimpont en allant plaider la cause des ouvriers
en grève auprès du duc d’Aumale, leur propriétaire, alors en exil en Angleterre. Plus tard, il racontera à un journaliste anglais avoir passé une partie de sa vie dans ce pays comme précepteur (détail rapporté par Joëlle Jouneau dans son livre, L’Ermite de Rothéneuf (Nouvelles Editions Scala, 2013). Difficile, avec si peu de choses, de se
faire une idée du personnage.
En 1889, il est nommé recteur de Langouët. Une paroisse en faillite, l’argent d’un leg détourné par un prédécesseur, la guerre ouverte entre ce dernier et le maire de la commune à propos de la construction d’une école (c’est la grande époque de la question scolaire), il est coincé dans une situation intenable.
Fin 1893, il s’en ouvre, un peu trop explicitement sans doute, dans une lettre à sa hiérarchie. Et le voilà, sans autre forme de procès, brusquement révoqué. «En raison – c’est le motif officiel – de sa dureté d’oreille». L’Abbé était donc sourd... Jusqu’à quel point? Mystère. Le bruit a longtemps couru que le malheureux, en plus, était muet! Une légende, bien sûr, comme le prouvent, par leur existence même, les nombreuses interviews que l’artiste accordera plus tard aux journalistes. Mais il n’est pas impossible que l’abbé Fouré, après les déboires des dernières années de sa vie de curé, ait décidé de profiter un peu de cette rumeur. Après tout, le silence n’a rien d’un péché, et tout le monde a bien le droit d’être un rêveur taciturne!
Une fois installé à Rothéneuf (fin 1894), le prêtre sans paroisse eut tout le temps de rêver : mais ce retraité de cinquante-cinq ans supportait mal l’oisiveté...
Naissance
d’une passion
«A l’époque où j’étais encore dans le Clergé, je n’avais jamais songé à ce travail, mais lorsque je me suis retiré ici, l’idée m’est venue, pour me distraire et m’amuser, de sculpter quelques roches», confiera-t-il à un journaliste, vers la fin de sa vie (cf. Bernadette Sauvaget, «Libération» du 17/05/2013). Il se met très rapidement à l’ouvrage. D’abord à la pointe du Christ, autour du calvaire qui domine le paysage à une hauteur qui donne le vertige, puis à la pointe de la Haie, sa voisine, plus basse et d’un accès plus aisé, en face de l’îlot Bénétin.
Les débuts de l’artiste en soutane ne furent guère prisés du voisinage: «Les enfants du pays, encouragés par leurs parents, m’ont poursuivi de leur méchanceté. Toutes les nuits, ils détruisaient à coups de marteau mon travail de la veille. Car ils ne sont pas toujours très gentils par ici. Races de pirates, vous savez…», se souvient le prêtre, dans une interview accordée en 1905 au journal ‘‘L’
éclair’’.
Armé d’outils rudimentaires, il se prend au jeu. Les figures se multiplient, de haut en bas de la falaise, dans tous les sens, comme
pressées d’être libérées de leur gangue par le burin de l’artiste. Et c’est bien comme cela que cela marche dans la tête de l’Abbé : «Après avoir regardé longuement le granit, je finissais par voir, en pensée, se dessiner un sujet dans la pierre. Ma conception étant arrêtée, je me mettais à l’ouvrage», expliquera-t-il plus tard. On songe à Léonard de Vinci conseillant à ses élèves de regarder un mur barbouillé de taches ou de pierres mélangées, pour trouver l’inspiration dans ces paysages plus ou moins fantastiques qu’on peut y voir apparaître. Un phénomène qui fascine la plupart des enfants. Un truc connu depuis bien avant la
Renaissance par les artistes du monde entier.
Le travail de l’Abbé durera treize ans. Treize années d’une étonnante frénésie créatrice qui ne se calmera qu’en 1907, lorsque l’Ermite, vaincu par l’âge et la maladie, devra réduire ses activités. Replié chez lui, à la Haute-Folie, il continuera d’y accueillir des visiteurs au milieu de ses bois sculptés. Décédé le 10 février 1910, il sera inhumé au cimetière de Rothéneuf, où il repose toujours dans une concession à perpétuité offerte par la Municipalité. Transformée en musée, la maison où il vivait disparaîtra au cours de la Seconde Guerre mondiale. Son fauteuil sculpté et gravé de deux mots «Amor» et «Dolo»r a réapparu en 1983 dans une vente aux enchères à Saint-Malo. Ainsi qu’une petite statuette, plus tard, en 2010. Qu’en est-il de toutes ces œuvres qui peuplaient le musée de l’Ermite? On dit qu’elles ont brûlé. En tout cas, elles ne sont plus là. Contrairement à ses enfants de granit. Un peu fatigués, mais encore très visités : les Rochers sculptés attirent encore quelque 40 000 curieux chaque année...
Légendes et
mystères
«Dragons ailés, serpents, fantastiques
[chimères
Des monstres effrayants, des êtres
[fabuleux
Invoquant, du passé, légendes
[et mystères,
Des héros et des saints apparaissent
[à nos yeux»...
Cet hommage d’un touriste du siècle dernier à l’œuvre de l’Abbé est un avant-goût de ce qui attend l’actuel visiteur sur la falaise. Au premier coup d’œil, pourtant, il risque d’être un peu déçu. Que reste-t-il des merveilles attendues? Tout cela semble bien abîmé. Mais peu à peu le regard s’accommode et, tout à coup, elles apparaissent, ces merveilles, de tous les côtés. Des formes, des visages, des personnages, des scènes entières...
épousant au plus près les moindres caprices de la roche, saints et légendes de Bretagne cohabitent avec l’Histoire, la Littérature, les faits divers de l’époque. On y rencontre Gargantua, la reine de Saba, Jacques Cartier, la guerre
des Boers, quelques démons, des créatures bizarres et une foule d’autres personnages. Parmi eux, les Rothéneuf... Certains vous diront qu’il s’agissait d’une famille de corsaires établie dans le coin au XVI
e siècle : que nenni ! Cette famille-là n’a jamais existé que dans La légende des Rochers sculptés de Rothéneuf, petit opuscule de la plus haute fantaisie, commis bien après la mort de l’artiste par Henri Brébion, propriétaire des lieux, pour le vendre aux touristes. Pour l’Abbé, les Rothéneuf symbolisaient plus vraisemblablement le petit peuple qu’il voyait vivre autour de lui.
Et puis qu’importe ! Ce qui fascine surtout ici, c’est la prolifération, l’expansion extraordinaire de tous ces personnages. On nous dit qu’il y a eu jusqu’à trois cents figures. A l’origine, elles étaient peintes de couleurs vives, «en bleu, en jaune clair, en grenat et couleur chocolat» et rehaussées de traits de goudron.
Aujourd’hui, il n’en reste guère plus de deux cents et aucune peinture ne les protège plus. Mais l’endroit ainsi remis à nu, rendu à sa nature, n’en est que plus impressionnant. Entre ciel et mer, accroché à la paroi rocheuse, on imagine l’Abbé. Tout ce travail, pendant toutes ces années. Une tâche difficile, dans un lieu escarpé. Sur ses traces, à deux pas d’un gouffre où la mer vient battre, on en vient à rêver... A quoi pouvait-il penser? Qu’est-ce qui l’amenait chaque jour ainsi au bord de ce précipice : quel était son vertige?
«Amor» et «Dolor», avait-il sculpté sur son fauteuil préféré. Beaucoup de plaisir sans doute aussi! Mais n’ayez pas peur, Monsieur le curé, cela, on le gardera pour nous...
– THE END –