Comme l’image de paysages détruits apparaissait systématiquement de ces abstractions, j’ai dû m’interroger sur les raisons de cette «compulsion». En fait, je pense que j’avais une impression, assez inconsciente, que nous allions vers une
militarisation de la société, une multiplication des conflits et vers des problèmes de société, pas toujours maîtrisables malgré les progrès technologiques... Donc, mes tableaux pouvaient évoquer une répétition, à une échelle semblable, des destructions subies au XX
e siècle en Occident, sans pour autant en cerner leur nature, leur origine (entropie,
guerre, crise écologique...). Enfin, il y a aussi une dimension symbolique dans ces évocations de désastres; celles-ci peuvent être interprétées comme une lutte entre des pulsions de vie et de mort, comme un combat pour la survie psychique, en somme.
► Martin Edenik: Certains de vos commentateurs ont écrit que votre univers évoquait le roman de Cormac Mac Carthy, «la Route». Vous comprenez cette comparaison?
► Anne Bertoin: Oui, une personne m’avait d’ailleurs donné ce livre, car il lui faisait penser à mes tableaux. Effectivement, l’anéantissement que décrit le livre, le fait que l’origine de la catastrophe ne soit pas connue et que ces personnes marchent en quête de ce qui pourrait leur permettre d’espérer et de survivre se retrouve dans mes peintures. Mes grands formats sont aussi
une inspiration à une marche, une traversée d’espaces de destruction. Contrairement au livre, cependant, mes peintures traitent plutôt de la fin «d’un» monde et non «du» Monde: une lumière demeure, telle un repère ou un guide, même s’il s’agit d’un guide abstrait, afin que l’humanité continue son chemin. Il s’agit d’épreuves, non de la disparition définitive de l’humanité.
► Martin Edenik: Outre cette «veine apocalytique», qui se caractérise par des tons plutôt funèbres, vous peignez aussi «en couleurs». Je pense à vos Amazones. Dans quel registre êtes-vous le plus à l’aise?
► Anne Bertoin: Pour moi, la couleur, surtout vive, est «présence», alors que les gris, le sépia ou les teintes «froides», qui sont souvent d’ailleurs utilisées pour le rendu de lointains, tout en donnant une impression de distance spatiale peuvent également créer une illusion de distance temporelle: sépia pour le passé, vert-bleu pour le futur, par exemple; celles-ci sont donc plus appropriées à mes thèmes. De plus, il me semble qu’une palette de couleurs restreinte est plus à même d’évoquer des paysages «intérieurs».
Par ailleurs, l’utilisation du blanc et du noir possède en Occident une connotation morale qui se retrouve dans ma thématique, puisque la question de notre responsabilité collective découle naturellement de l’évocation d’une possibilité de désastre collectif... Si j’utilise trop de couleurs, le spectateur aura l’impression que j’ai le souci de faire croire à la réalité de ces évocations et mes tableaux auront tendance à apparaître comme des paysages de science-fiction. Je souhaiterais plutôt que l’on se pose des questions devant mes tableaux, non que l’on fuie la réalité
dans un monde imaginaire. Pour toutes ces raisons, je suis donc plus à l’aise dans les valeurs sombres ou froides que dans les couleurs...
► Martin Edenik: Comment peignez-vous? Quelles sont vos techniques, et avez-vous vos petits rituels pour vous mettre dans l’ambiance?
► Anne Bertoin: Du café et de la musique, puisque celle-ci permet d’entrer dans le phantasme plus rapidement. Quant à ma technique, ce sont des éclaboussures de peintures, des «drippings» qui créent l’espace, un jeu de transparences, une alternance d’un support absorbant qui va rendre la peinture diffuse, comme avec un buvard, et d’un fond plus «imperméable» qui conservera le caractère graphique de certains gestes. Il s’agit, pour moi, de déjouer «ma censure intérieure» en retardant le moment de l’apparition de l’image, donc en exploitant les ressources de l’abstraction afin que la représentation apparaisse d’elle-même, sans être vraiment peinte ou le
moins possible.
► Martin Edenik: Quels artistes vous ont nourrie? Lesquels admirez-vous en particulier?
► Anne Bertoin: En général, j’ai regardé un peu de tout. Enfant, surtout, la Renaissance, Giorgone, Carravagio, Vinci, Chardin,
Franz Hals, puis Courbet, Manet, la sculpture romane, africaine et les miniatures gothiques ou persanes, Schiele, Nicolas de Stael, Rodin. Plus tard, avant tout Anselm Kiefer en
peinture, et d’autres sculpteurs: Eva Hesse, Anish Kapoor, Kiki Smith, Louise Bourgeois.. Récemment, j’ai découvert le peintre berlinois Jonas Bugert, qui m’a impressionnée, car il ose faire des paysages urbains gigantesques, parfois de 6 mètres par 13 mètres, et la peinture de Christine Guinamand, peinture contemporaine sombre et
hallucinée. Les sculptures cinétiques et transformables d’Antoliano Nieto sont ausi extrêmement originales, en plus d’être des prouesses techniques!
INTERVIEW
► Martin Edenik: Bonjour, Anne! Peut-on dire que toute cette partie de votre œuvre consacrée à «l’après-Apocalypse» exprime l’inquiétude, l’obsession peut-être, que vous inspire notre futur? Et, si oui, quelles sont les raisons de cette inquiétude?
► Anne Bertoin: Bonjour, Martin! Lorsque j’ai commencé, en 1995, ces tableaux de style «post-apocalyptique», ceux-ci n’étaient pas l’illustration d’une opinion sur le monde, ou de peurs conscientes mais, plutôt, le résultat de ce qui émergeait, pour moi, de réseaux de taches abstraits que j’avais produits pour solliciter mon inconscient.
► Martin Edenik: Vous êtes née en France, mais vivez au Canada. Un pays propice aux artistes?
► Anne Bertoin: En ce moment, je suis en France et y resterai pour quelque temps. Le Canada est
grand. Je n’ai vécu qu’au Québec. C’est un pays propice à l’inspiration certainement, les gens y sont créatifs, notamment au Québec, la qualité de vie excellente et la Nature est très présente. Certaines institutions comme les musées sont relativement accessibles aux artistes, notamment aux peintres. Mais le pays est peu peuplé et les distances sont grandes, ce qui ne facilite pas la diffusion, puisque
celle-ci sera logiquement plus onéreuse. La facilité de circulation entre le Canada et les USA est aussi moindre qu’à l’intérieur de l’Europe. Cependant, on est près des USA, pays qui a révolutionné les arts visuels après la Seconde Guerre mondiale et où se trouve l’un des plus grands marchés de l’art.
► Martin Edenik: Vous avez énormément exposé, et partout dans le monde. Exposerez-vous en France prochainement?
► Anne Bertoin: Comme je le disais dans ma réponse précédente, je suis en France actuellement et aurai bientôt une exposition à la Galerie 48, à Lyon.
► Martin Edenik: Trois choses que vous aimez, et trois choses que vous détestez?
► Anne Bertoin: Avoir du temps pour rêvasser, pour discuter avec les gens que j’aime ou qui m’intéressent, être au bord de l’eau. Ce que je déteste: le mépris et l’hypocrisie chez les autres, la procrastination chez moi.
► Martin Edenik: Quels livres vous ont marquée? Quelles musiques écoutez-vous?
► Anne Bertoin: Je ne lis pas beaucoup, malheureusement. Dostoievsky dans l’adolescence... Les poésies de Rilke, de Rose Ausländer, de Marina Tstetaeva et d’Ossip Mandelstam. Stefan Zweig, Jean Rhys. J’aime beauoup aussi une écrivaine française, Félicie Dubois, dont l’écriture me ravit, notamment, son ouvrage ‘‘De l’Ange à l’huître’’. Mon frère m’a fait connaître, Kawabata, dont ‘‘le Pays de neige’’ m’a émerveillée. Quant à la musique, en ce moment, j’écoute peu de choses, pour cause d’itinérance. Dans le passé j’écoutais des musiques qui ont presque une dimension «cosmique» ou mystique, comme Bach, Arvo Pärt, Gesualdo, par exemple. J’aime la voix, donc de l’Opéra, les lieders, Richard Strauss, Schubert, par exemple, la chanson française avec Barbara, et Eva, dont le dernier disque
‘‘A Marlene’’ est, selon moi, un disque de référence. ‘‘Bleu pétrole’’, de Bashung, il y a quelques années, m’avait beaucoup touchée également. J’aime bien écouter, enfin, des musiques qui me sont, par leur sonorité ou leur construction, inhabituelles. Par exemple, les musiques traditionnelles
d’Asie Centrale ou de la musique concrète..
► Martin Edenik: Si vous aviez le pouvoir d’adresser un message à l’humanité entière, quel serait-il?
► Anne Bertoin: J’aimerais mieux ouvrir un espace d’interrogation, plutôt que d’adresser un message... à des gens qui n’écoutent pas!
► Martin Edenik: Quel sera votre mot de la fin?
► Anne Bertoin: Merci pour votre interview et pour votre site. Je vous souhaite beaucoup de succès!