Arthur Cravan, le boxeur. Image extraite d’un film que l’on peut trouver (converti en vidéo) sur Youtube.
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L’oncle Oscar (Wilde), sera pour Cravan son modèle en poésie.
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André Gide. Dans le numéro 2 de ‘‘Maintenant’’, Cravan se livre à une attaque en règle contre l’auteur des ‘‘Nourritures terrestres’’. «Il souligne, écrit Philippe Solers, la radinerie de Gide, l’absence de goût de sa maison, son manque d’humour, sa parcimonie protestante, son défaut d’oreille métaphysique [...]. Gide, lui, a dû penser qu’il avait affaire à un fou. Que répondre à un grand type de vingt-cinq ans pesant cent kilos qui vous dit tout à coup: «La grande Rigolade est dans l’Absolu»? Que murmurer [sinon qu’il est six heures moins le quart] à un énergumène qui, d’une voix très fatiguée, vous demande: ‘‘Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ?’’. Le malentendu est hilarant et total.»
(Portrait d'un rebelle, par Philippe Solers).
Fabian Avenarius Lloyd – il n’est pas encore Arthur Cravan – arrive à Paris au mois de janvier 1909. Il vient de consacrer plusieurs années de sa jeune vie à voyager. Il est en Amérique du Nord en 1904, à Berlin l’année suivante, puis à Munich. En 1908, il visite Rome et Florence. Il évoquera ses errances dans ses prosopoèmes (2) :
Le rythme de l’Océan berce les transatlantiques,
Et dans l’air où les gaz dansent tels des toupies,
Tandis que siffle le rapide héroïque qui arrive
[au Havre,
S’avancent comme des ours, les matelots
athlétiques.
New York! New York! Je voudrais t’habiter!
Extrait de ‘‘Sifflet’’, publié dans le premier numéro
de sa revue, ‘‘Maintenant’’.
Le poète a sans doute un peu magnifié ses vagabondages. La réalité paraît plutôt banale car, à Berlin, il travaille pour la société Siemens Zuchertswerke en qualité de chauffeur et, à Munich, il rejoint son frère aîné, Otho. Aux États-Unis, sa mère l’a recommandé à son amie d’enfance, Cora Rogers (3)... Le jeune Fabian ne part pas à l’aventure. Encore que... Il s’installe à l’Hôtel des Écoles, rue Delambre, à Montparnasse, le temps de trouver un appartement assez grand, près de la Seine, au 67 rue Saint-Jacques, non loin du boulevard Saint-Germain. Son frère aîné, Otho, le rejoindra; il habitera au 45 rue de Sèvres. Fabian rencontre une jolie jeune femme, Renée Bouchet, avec laquelle il va vivre maritalement. Les deux amants vivront la
plupart du temps à Poigny, en Seine-et-Marne. Ils y resteront jusqu’à ce que la guerre les incite à se réfugier en Espagne, en 1915. Le 10 juin 1909, ‘‘L’Écho des Sports’’ publie l’un de ses textes: ‘‘To be or not to be American’’, qu’il signe «Fabian Lloyd». Est-il heureux à Paris? A l’en croire, pas vraiment: «Ce qui me faisait le plus mal, c’était de me dire... que j’étais à Paris quand il y avait des lions et des girafes...».
Fabian et Otho participent au IIe Championnat Annuel des Novices Amateurs de Boxe. Le 20 février 1910, ils sont finalistes; Fabian remportera même le titre des mi-lourds par forfait de son adversaire, Eugène Gette. Le 14 mars, il deviendra champion de France des mi-lourds, encore par
forfait de son adversaire, un certain Pecqueriaux. Il continuera de boxer mais, parfois, ses combats semblent davantage motivés par un besoin d’argent ou le souci d’entretenir sa légende. La plupart de ses futurs adversaires le surclasseront, en particulier le grand
Jack Johnson. Car la boxe n’est pas son principal objectif. Il la pratique par passion, certes, et l’utilise pour effaroucher le bourgeois. Mais ce qu’il veut véritablement, c’est être reconnu comme poète.
Début 1910, il commence à fréquenter le peintre Kees Van Dongen. Les deux hommes sont faits pour s’entendre. Tous deux aiment la boxe et le Néerlandais, qui n’a pas oublié le temps où il affrontait les catcheurs de la Foire du Trône, peint des lutteuses. Le peintre et le poète se voient tous les jours. Cravan sera de toutes les soirées – extravagantes et très courues – que donne son voisin, dont l’atelier se trouve au 5 rue Denfert-Rochereau (Cravan s’est alors installé au 29 avenue de l’Observatoire, près du bal Bullier). «J’ai bien connu Cravan entre 1910 et 1914. J’avais à ce moment un petit atelier rue Denfert-Rochereau et Cravan était mon voisin. On se voyait journellement...» (Van Dongen).
En septembre 1910, Renée et Fabian séjournent à Cravans (Charente-Maritime), d’où est originaire la jeune femme. La ville, sans doute, aura inspiré au poète son pseudonyme : Cravan. Arthur Cravan.
1910-1914
Avant la fuite en Espagne (décembre 1915), Fabian – qui est maintenant connu en tant que Cravan – va fréquenter les endroits à la mode, ceux où se retrouvent les artistes de l’avant-garde. Le Dôme, La Closerie des Lilas, fort prisée des écrivains et des poètes français: Paul Fort, Apollinaire, Léon-Paul Fargue la fréquentent alors presque quotidiennement. Autre lieu où l’on voit Cravan, le Bal Bullier, au 31 rue boulevard de l’Observatoire, accueille poètes et boxeurs, artistes, parmi lesquels Gino Severini et d’autres futuristes, mais aussi Cendrars, Apollinaire... Le boxeur poète hantait Montparnasse, traînait souvent à Clichy. Il y vendait sa revue, témoignera André Breton, «poussant devant lui le stock des exemplaires de «Maintenant»
(4) dans une voiture de quatre saisons [...]».
27 juin 1912
Salle Gaveau, Valentine de Saint-Point (5) fait une lecture publique de son ‘‘Manifeste de la Femme futuriste’’. A la fin de la lecture, un public hostile envahit la scène et «Cravan, témoigne Gino Severini (6), fut l’un de ceux qui se précipitèrent pour venir en aide à la conférencière».
Juillet 1913
Cravan est reçu par André Gide. Il écrira quelques lignes réjouissantes en feignant de fantasmer avant l’entrevue destinée à venger (7) Oscar Wilde: «[...] J’écrivais un mot à Gide, me recommandant de ma parenté avec Oscar Wilde; Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille, mes épaules, ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, je l’avais pour agréable. Déjà, nous filions vers l’Algérie – il refaisait le voyage de Biskra et j’allais bien l’entraîner jusqu’aux côtes des Somalis. J’avais vite une tête dorée, car j’ai toujours eu un peu honte d’être blanc. Et Gide payait les coupés de première classe, les nobles montures, les palaces, les amours. Je donnais enfin une
substance à quelques-unes de mes milliers d’âmes. Gide payait, payait, payait toujours; et j’ose espérer qu’il ne m’attaquera point en dommages et intérêts si je lui fais l’aveu que dans les dévergondages malsains de ma galopante imagination il avait vendu jusqu’à sa solide ferme de Normandie pour satisfaire mes derniers caprices d’enfant moderne [...]. «On dira peut-être que j’ai des mœurs d’Androgide, plaisante-t-il. Le dira-t-on?» Mais quand il rencontre réellement André Gide, il perd le premier round :
– Monsieur Gide, commençai-je, je me suis permis de venir à vous, et cependant je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature.
arthur cravan
poète et boxeur (1)
«Je voudrais être à Vienne et à Calcutta, prendre tous les trains et tous les navires. Forniquer toutes les
femmes et bâfrer tous les plats. Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur. Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur. Millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau. Lâche, héros, nègre, singe, lion, Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel, Faune et flore: Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux!»
















– La littérature est pourtant le seul point sur lequel nous puissions nous rencontrer, me
répondit assez séchement mon interlocuteur.»
Bien que plusieurs exégètes considèrent que Gide ne fit pas le poids lors de cette rencontre – il aurait été, selon eux, dépassé, submergé par Cravan –, il n’est pas interdit de penser qu’il n’a pas perdu, à défaut de l’avoir gagnée, la dernière reprise : «Sur le point de me retirer, raconte encore Cravan, d’un ton très fatigué et très vieux, je priais: Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps?». Gide répondra à Cravan qu’il était six heures moins le quart. Une réponse qui peut diversement s’apprécier...
Flamboyant et minable
«Arthur Cravan, chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, neveu d’Oscar Wilde, bûcheron dans les forêts géantes, ex-champion de France de boxe, petit-fils du chancelier de la Reine,
chauffeur d’automobile à Berlin,cambrioleur...»
C’est ainsi qu’Arthur Cravan signe une réponse à Guillaume Apollinaire, qui lui a envoyé ses témoins pour avoir été traité de «jude». Des excuses flamboyantes et poétiques pour une insulte qui n’en est pas une, et qui révèle un Cravan antisémite et minable... De mauvaises excuses dont se contentera pourtant Apollinaire: «N’ayant que très peu d’amour-propre, je viens déclarer que, contrairement à ce que j’aurais laissé entendre dans mon article sur l’Exposition des Indépendants, paru dans ma revue
‘‘Maintenant’’ (8), M. Guillaume Apollinaire n’est point juif, mais catholique romain.».
Juillet 1913
Publication du deuxième numéro de ‘‘Maintenant’’. Une rixe publique oppose Cravan à son frère aîné, Otho.
Mars 1914
Nouvelle rixe, le 6, à Montmartre, à l’occasion de la publication du quatrième numéro de ‘‘Maintenant’’,
qui lui vaudra une peine d’emprisonnement de huit jours (qu’il purgera en mai) pour diffamation et injures à
l’adresse de l’épouse du peintre Robert Delaunay. Le 21 du même mois, Cravan apparaît en bourreau chinois à une soirée costumée chez le peintre Van Dongen.
5 juillet 1914
Conférence d’Arthur Cravan, salle des Sociétés savantes, rue Danton. Le prospectus annonce : «Venez voir – Salle des sociétés savantes – 8 rue Danton – le poète – Arthur Cravan – Neveu d’Oscar Wilde – champion de boxe, poids 125 kilos, taille 2 mètres. – Le critique brutal-parlera-boxera-dansera – La nouvelle boxing danse – La very boxe [...]». Montparnasse raffolait des conférences de Cravan, qui vitupérait l’art et la société, tirait des coups de pistolet avant de prendre la parole et d’engueuler le public.
Août 1914
Tandis que Cravan voyage en Europe, la France déclare la guerre à l’Allemagne, le 3. Le 16, Cravan affronte sur un ring d’Athènes le champion grec Georges Calafatis, qu’il se vantera d’avoir battu en trois rounds.
Décembre 1915
Cravan quitte Paris pour Barcelone. Il s’installe calle Albigesos. Renée le rejoindra début 1916.
Cravan versus Jack Johnson
C’est au Bal Bullier que Cravan et Jack Johnson se rencontrèrent pour la première fois : «Le Bal Bullier est très apprécié des boxeurs noctambules, écrit Roger Conover, biographe de Mina Loy (qui fut le dernier amour de Cravan),
et c’est là que Jack Johnson croisa Cravan et l’invita à se joindre à la foule décadente qui l’entourait dans les cabarets de Montmartre.»
Il combattra encore, le 26 juin, contre un certain Frank Hoche, puis s’accordera des vacances à Tossa de Mar. Son frère Otho et sa compagne, Olga, l’accompagnent ainsi, bien sûr, que Renée. Quelques artistes émigrés se sont joints à eux, dont Picabia et Marie Laurencin. Barcelone fut le port d’attache des artistes parisiens, ces réfugiés chassés par la peur de la guerre. Barcelone les accueillit en son cœur, la Rambla. Ils y jouaient aux échecs et au billard au Café Novedades, sur le Paseo de Gracia. Cravan donnait des leçons de boxe au Club Marítim, sur le port.
New York
Mais Cravan a décidé de partir pour New York. Il quitte Renée avec la promesse de la retrouver en Amérique. La jeune femme a confiance.
Janvier 1917
Cravan débarque à New York. Il s’installe au Village. Le 6 avril de la même année, les États-Unis entrent en guerre. Dans le courant du mois, Cravan doit être reçu par les Arensberg (voir ci-contre), chez lesquels se réunissent à toute heure du jour et de la nuit artistes et intellectuels: Picabia,
Henri-Pierre Roché, Béatrice Wood, Man Ray... C’est chez eux que Cravan va rencontrer celle qui sera son dernier grand amour,
Mina Loy. Ce même mois, le 20, Cravan provoque un scandale lors d’un bal costumé au bénéfice de la Red Cross. Sa liaison avec Mina Loy est quasi-officielle. La poétesse transcrira dans ‘‘Colossus’’ des fragments de conversation de Cravan. «Elle le décrit, écrit Maria Lluïsa Borràs (11), comme un être très singulier, dont tout le monde se disputait la présence [...]».