► Monica Swinn: Bonjour, Elizabeth! Par quels chemins une spécialiste de la lumière au cinéma en est-elle venue à photographier des corps dans l’obscurité? Qu’allez-vous donc chercher dans le noir?
► Elizabeth Prouvost: Bonjour, Monica! Je vais chercher dans le noir ce que l’on voit quand on regarde vraiment. J’ai toujours préféré les ombres à la lumière; elles sont la vie, le mouvement, l’étrange, elles transforment la banalité, elles peuvent être violentes, douces… Et le noir qui rend visible l’univers infini, l’inachèvement essentiel à ma vie. Dans ma carrière de chef-opérateur, j’ai eu accès à des mondes parallèles, mais pas vraiment à autre chose qu’une réalité admise par tous. J’ai besoin aussi de ne pas voir à la vitesse de la lumière !!
► Monica Swinn: Vous êtes une rebelle…
► Elizabeth Prouvost: OUI, je suis rebelle, je pense ne jamais arriver au terme
de mon errance. Je veux saisir l’instant qui étincelle. J’espère ne jamais chercher autre chose que me projeter de l’autre côté de moi-même.
► Monica Swinn: «Je ne comprends même pas ces fameux canons de la beauté», avez-vous écrit. Vos photos, les images que vous créez n’en sont pas moins belles. On imagine mal qu’elles ne répondent à aucune préoccupation esthétique...
► Elizabeth Prouvost: Ma préoccupation serait que le monde dont j’ai à me rendre maître n’existe pas encore.
La beauté de ce monde est dans cette obsession soudaine du vivant, saisi dans son
indispensable précarité, ses formes à la fois sublimes et transitoires, un geste qui éterniserait l’instant de leur métamorphose.
Une esthétique qui chaque fois me surprend et me pousse à aller toujours plus loin.
► Monica Swinn: Vos plus grands chocs artistiques? L’artiste peut-il échapper aux images des autres, à la représentation, à la répétition? Une telle préoccupation intervient-elle dans votre travail? «La beauté sera convulsive ou ne sera pas»: quand je regarde vos images, c’est cette phrase de Breton qui me vient tout naturellement à l’esprit. Effet du hasard?
► Elizabeth Prouvost: évidemment, je me nourris de tout ce que je vois et qui me surprend, me met en
suspens, ces sont mes empreintes de pensée.
Comme une contagion d’énergie. Et puis je suis toujours sous le choc de l’œuvre de Francis Bacon.
Je ne peux pas effacer de ma mémoire sa puissance, son énergie, sa prise de risques.
► Monica Swinn: Dante, Bataille, Lautréamont, votre œuvre s’appuie sur des monuments de la littérature. Comment travaillez-vous avec les textes dont vous vous inspirez? Quelle étape de votre travail vous excite le plus?
► Elizabeth Prouvost: Rapts vampiriques de mes lectures. Je lis beaucoup, tous les
jours, tôt le matin quand le monde soupire encore. Les bribes de notes prises au cours de
ces lectures orientent mon travail, j’écris aussi des textes, je fais des dessins. Ces feuillets que j’écris chaque jour sont des rappels à l’ordre, des mises au point, des mises à nu, le fol espoir de comprendre, d’approcher au plus près, des supports, des creusets, des fragments de rêve, des lambeaux d’idées à l’état naissant. Ces feuillets cristallisent ma pensée, mes désirs, ils permettent des trouvailles, des retrouvailles au moment de faire la séance de photos.
J’aime me greffer sur la pensée de l’Autre, mes photos alors émergent du flux éparpillé de ces écrits, dessins, griffonnages. Mais tout cela n’est qu’une direction vers laquelle nous devons tendre, mes modèles et moi-même. Ensuite, je fais le vide, mes pensées doivent rester sinueuses, plus ou moins saisissables, vivantes, ‘‘métamorphosantes’’. Et puis quand la séance de photos commence, je travaille dans une sorte de hasard contrôlé, je bouge, mon modèle se déplace aussi et je fais mes prises de vue au ralenti. Trois mouvements qui me
permettent de saisir la vraie réalité du corps.
Mes photos sont des accidents de connaissance qui font apparaître soudain le sens même de ce que j’ai toujours cherché. Toutes ces phases de création sont mon plaisir, elles participent toutes aux désirs profonds et nécessaires à ma vie.
► Monica Swinn: Ce que vous proposez à vos modèles va bien au-delà d’une simple performance théâtrale. Une expérience très forte, assurément. Pensez-vous qu’elle soit de même nature que celle que vous vivez au même moment?
► Elizabeth Prouvost: Il ne s’agit surtout pas d’être en représentation. Je pense que l’expérience se doit d’être vécue dans une osmose la plus totale. Les formes surgissent de cette osmose entre
mes désirs et les corps de mes modèles. Un travail de démiurge, qui se fait comme le geste de Bacon qui balance son pinceau sur la
toile. C’est une sorte d’énergie qui se déplace, se concentre et explose.
► Monica Swinn: L’‘‘Enfer de Dante’’! Des trois parties qui composent ‘‘La Divine Comédie’’, c’est ssurément la plus célèbre, pour ne pas dire la plus populaire! Et pourtant, quoi de plus terrifiant
que ce cauchemar sans issue? «Lasciate ogni speranza, voi che'ntrate» (Dans ce monde effroyable peuplé de monstres de toutes sortes, la nuit est sans espoir et la souffrance éternelle). Bref, un système tellement verrouillé de partout qu’on se prend à espérer qu’il n’y a vraiment rien, mais rien de rien après la mort! Où vous placez-vous par rapport au drame qui se joue dans ce fantastique opéra de la terreur? Qu’éprouvez-vous à l’égard de ces hallucinantes ténèbres religieuses?
► Elizabeth Prouvost: L’‘‘Enfer de Dante’’ est une chute dans le temps, les actes voués à la répétition, le temps s’est mis en boucle. Dans l’Enfer, l’expérience que les damnés subissent est réduite à une séquence minimale, elle se rapproche de la mort, du peu qui reste des vivants dans le souvenir de leurs mauvaises actions. Une dégringolade en éternité. Les damnés ont abandonné toute résistance, leur sort est jeté, ils sont au fond de la spirale. On a l’impression que tout est figé parce qu’inéluctable à jamais, malgré les descriptions très guerrières de Dante. Ce sont des naufragés au même titre que les naufragés du ‘‘Radeau de la Méduse’’. Sauf qu’il n’y a plus cette force d’anéantissement que l’on ignore quand on est dans une situation d’espoir. C’est ainsi au fond, que l’homme se voit, définitivement coupable, dans l’Enfer, définitivement rejeté, sans ressort, sous l’influence d’un Dieu tout puissant. Comme Ugolin, qui dévore et recrache ‘‘ad libitum’’, la chair de sa chair.
BIO en 12 dates
► 1966: A le choix entre le couvent ou la faculté de pharmacie. Opte pour la seconde.
► 1970: éblouie par ses premiers pas sur un plateau de cinéma, où elle joue le rôle d’une monitrice de colonie de vacances avec Alain Cunny dans le film de Pascal
Aubier : ‘‘Valparaiso, Valparaiso’’. Elle abandonne les éprouvettes pour la caméra et la lumière.
► 1976: Premier film important comme assistante caméra sur le film d’Agnès Varda: ‘‘L’Une chante, l’autre pas’’.
► 1986: Devient une des premières chefs-opératrices françaises sur ‘‘Une table pour six’’, de Gérard Vergez .
► 1990: Mention spéciale à la Caméra d’or au festival de Cannes pour ‘‘Farendj’’, de Sabine Prenczina, avec Tim Roth.
► 1994: Première exposition de photographies ‘‘Déligatures’’ à la galerie Jean-Claude Riedel, rue Guénégaud à Paris.
► 1995: ‘‘Edwarda’’, mon premier livre de photos chez JP Faur éditeur, avec une exposition chez Baudoin-Lebon. Paris.
► 2007: S’installe dans un atelier à côté de la Bastille.
► 2008: Abandonne définitivement le cinéma pour la photographie.
► 2009: Entrée à la galerie Agathe Gaillard.
► 2009: ‘‘Magdeleine à corps et à Christ’’, premier livre avec Claude Louis-Combet chez Fata Morgana. D’autres livres suivront.
► 2014: ‘‘L’Enfer’’, livre d’artiste d’après ‘‘L’Enfer’’ de Dante aux éditions La Sétérée, Jacques Clerc.