INTERVIEW
► Monica Swinn: Bonjour, Joëlle! Pouvez-vous nous raconter comment vous avez fait connaissance avec l’œuvre de l’abbé Fouré?
► Joëlle Jouneau: C’est à l’automne 2005, face aux aléas de la vie, que j’ai quitté ma Mayenne natale pour une nouvelle contrée, là où l’abbé Fouré était arrivé un siècle plus tôt: à Rothéneuf. Pendant deux ans, j’ai accueilli les visiteurs venus découvrir ses rochers sculptés. Un site remarquable que je ne connaissais pas et dont j’ai dû rechercher chaque détail.
► Monica Swinn: En quoi cette œuvre vous a-t-elle touchée au point de créer votre association? Quels sont les buts et les moyens d’action de celle-ci?
► Joëlle Jouneau: Quelle émotion et quelle stupéfaction! Une œuvre unique dans un décor à vous couper le souffle! Malheureusement, malgré notre demande auprès de nos employeurs d’alors (*), nous n’avons pu partager avec les visiteurs cette richesse artistique et l’humanité de son artiste. Le manque d’informations envers ce créateur hors normes et le piétinement incessant des sculptures m’ont été insupportables! Après un licenciement économique, j’ai promis à l’Ermite de Rothéneuf de prendre soin de lui. C’est à l’été 2010, avec les conseils de la Drac (Direction régionale des affaires culturelles), que j’ai créé une association dont l’objectif est de faire connaître l’abbé Fouré et son œuvre, de concourir à la valorisation de celle-ci et à sa diffusion. Partant de rien, nous avons proposé pour l’anniversaire des cent ans de la mort de l’abbé Fouré, une première exposition avec, comme challenge, de replacer l’abbé Fouré au cœur de l’Art brut. Si le nom des Rochers sculptés est connu du public, il n’en était pas de même pour leur créateur. C’est sans subvention que nous avons mené nos démarches: proposer huit expositions à dimensions locales et régionales.
► Monica Swinn: Pendant des années, une société privée s’est donc octroyé un droit de passage sur les visites aux rochers sculptés et, pendant des années, aucune solution gratuite n’a été possible jusqu’à votre action, qui a permis l’application de la loi Littoral. Désormais, le public peut aussi accéder gratuitement au site en empruntant un chemin sécurisé par la grève à marée basse. Cela n’a pas dû être facile à obtenir...
► Joëlle Jouneau: Nous agissons pour la sauvegarde du site des Rochers sculptés. L’ouverture de ce chemin, qui permet aux visiteurs d’accéder à la grève et de découvrir gratuitement cette œuvre du Domaine public maritime, comme la Loi le permet, a été le fruit d’un long travail basé sur la confiance et le respect de nos interlocuteurs. D’ailleurs, cette visite gratuite est stipulée sur le rapport de la Drac. Parallèlement, nous nous employons à rétablir la vérité, une vérité qui est bafouée depuis cent ans, au détriment de l’œuvre et de l’artiste.
► Monica Swinn: Il semblerait qu’il y ait, à l’heure actuelle, une inquiétante tendance des sociétés privées à confisquer le libre accès aux lieux à fort potentiel touristique (comme, par exemple, au Mont Saint-Michel). Que
pensez-vous de l’action (ou de l’inaction) des communautés locales et des Pouvoirs publics en la matière? Que peut-on faire?
► Joëlle Jouneau: Ce qui est regrettable, c’est le manque d’intérêt de certaines collectivités et administrations face à un patrimoine exceptionnel. Ce n’est pas parce qu’une œuvre est mal comprise, qu’on a le droit de l’ignorer. Ces créateurs d’art brut nous ont laissé des témoignages exceptionnels que nous devons transmettre aux futures générations. Même si cette œuvre, située face aux éléments, est éphémère, il est important d’en retarder la disparition. Il est inacceptable que cette œuvre disparaisse dans la plus grande indifférence.
Le ministre Malraux, en 1969, a classé le Palais idéal du Facteur Cheval envers et contre tous! Aujourd’hui, ce sont des soins quotidiens qui sont dispensés à cette œuvre qui accueille 130000 visiteurs par an et assure un développement économique à cette région.
Si, au début des années 1900, les habitants de Rothéneuf envoyaient leurs enfants casser le travail de l’Abbé, ils ont arrêté lorsque les touristes ont commencé de remplir leurs poches. Cent ans après, la situation est identique. Si notre association ne reçoit pas le soutien nécessaire, les touristes viendront de moins en moins nombreux pour découvrir uniquement un tas de pierre. Nombreux sont ceux qui déplorent cette dégradation.
► Monica Swinn: Faute de recherches sérieuses, on a colporté pas mal de bêtises sur l’abbé Fouré, sa vie et ses œuvres. Dans votre livre, ‘‘L’ermite de Rothéneuf’’ (Nouvelles Editions Scala, 2013), vous réglez leur compte à pas mal d’entre elles. De quelles sources, de quelles aides disposiez-vous et comment avez-vous mené votre enquête?
► Joëlle Jouneau: C’est un inspecteur des Monuments historiques du ministère de la Culture qui nous avait conseillé d’écrire ce livre. Le but principal est de comprendre et de rétablir la vérité. Ce fut un long travail de recherches. J’ai voulu repartir à zéro; ne pas tenir compte de ce qui avait déjà été écrit pour approcher au plus juste la vérité sur l’homme, le prêtre, l’artiste et ses œuvres. Ce livre nous est précieux dans nos démarches. Grâce à lui, nos interlocuteurs comprennent mieux l’envergure de ce patrimoine, et nous espérons qu’ils nous accordent une meilleure écoute. C’est aussi un très bon moyen d’attirer l’attention sur ce patrimoine. Les nouvelles éditions Scala, très orientées vers l’Art brut, ont bien voulu aider financièrement notre association. La Ville de Brest nous a aussi aidés financièrement en faisant don de l’iconographie de l’exposition consacrée à l’Abbé dans le cadre de ‘‘L’Art brut à l’Ouest’’.
► Monica Swinn: Les recherches ne sont pas finies, j’imagine... Y a-t-il des points particuliers de la vie ou du travail artistique
de l’abbé que vous aimeriez élucider? Avez-vous des pistes? Y a-t-il des objets ou des documents disparus que
vous rêvez par-dessus tout de retrouver ?
► Joëlle Jouneau: C’est un premier travail historique, basé sur les archives diocésaines, municipales, départementales et nationales. Les articles de presse de l’époque, nombreux et étonnants, ont complété nos recherches. Nous espérons continuer ce travail d’écriture par d’autres récits autour d’un thème précis: l’Abbé nous transporte vers plein d’horizons. Il y a encore beaucoup de recherches à effectuer, notamment sur son voyage en Angleterre. Notre souci, c’est le manque de moyens: se déplacer pour aller à la pêche d’informations représente un budget important. Après, c’est le temps... Mon rêve, c’est retrouver tous les papiers personnels de l’abbé Fouré pour pouvoir «entrer dans sa vie». Puis, il y a cette énigme autour des sculptures en bois: où sont passés les compagnons de l’Ermite? Des pistes? Cela commence! Il fallait d’abord faire connaître notre existence! Et faire nos preuves!
► Monica Swinn: En plus de l’intérêt de son texte, votre livre est aussi un petit bijou du côté des images. Il y a là des petits trésors, notamment dans les cartes postales d’époque, où l’on voit l’abbé au milieu de ses créations. En possédez-vous vous-même? Elles doivent être difficiles à trouver? N’avez-vous jamais envisagé une réédition?
► Joëlle Jouneau: Heureusement que les cartes postales anciennes sont là! On en a recensé 432: c’est le dernier chiffre annoncé par les collectionneurs chevronnés. Sans elles, il aurait été impossible de sauver la qualité artistique de ce créateur. J’ai moi-même une collection des plus importantes de ces cartes. Vous pouvez vous les
procurer dans les brocantes, vide-greniers ou sur des sites internet spécialisés. Notre livre permet de prendre connaissance de quelques modèles intéressants. Nous verrons dans l’avenir, ce que nous pouvons proposer aux visiteurs. Nous avons plein d’idées.
► Monica Swinn: L’état des rochers sculptés est très préoccupant. Qu’espérez-vous pouvoir faire pour éviter qu’ils ne continuent à se détériorer comme ils le font, inexorablement? Où en êtes-vous dans cette bataille-là?
► Joëlle Jouneau: L’état alarmant stipulé dans le rapport de la DRAC en 2009 est toujours d’actualité: quatre ans après! On continue à marcher sur les sculptures et il n’y a pas d’entretien approprié pour les protéger. Les visiteurs de nos expositions sont scandalisés par la dégradation du site! Suite aux travaux réalisés par le Conseil général, nous demandons aux visiteurs d’emprunter l’accès sécurisé pour découvrir cette œuvre de la plage: la vue d’ensemble est beaucoup plus parlante, c’est plus respectueux envers les sculptures et c’est permettre d’en retarder la disparition. Nos démarches pour la préservation du site sont toujours d’actualité et relayées par des acteurs de l’Art brut. Laurent Danchin, critique d’art et commissaire d’expositions est avec nous pour que l’abbé Fouré soit respecté. Il le présente dans ses interventions autour de l’Art brut. Le dernier en date est Alain Bouillet, Maître de conférences honoraire des Universités de Paris et de Montpellier, qui est venu à Saint-Malo nous expliquer pourquoi l’œuvre de l’abbé Fouré est si importante dans l’Art brut.
► Monica Swinn: Quelles seront les prochaines actions de votre association?
► Joëlle Jouneau: Continuer notre chemin pour emmener l’abbé Fouré vers d’autres horizons: lui donner une envergure nationale, avant de l’amener vers la consécration suprême, c’est-à-dire jusqu’à la collection d’Art brut à Lausanne. Nous souhaiterions mettre en place des actions pour les scolaires.
Continuez nos démarches vers les maisons de retraite : grâce au film ‘‘L’Homme de granit’’, réalisé par Frédéric Daudier et Olivier Gouix, nous apportons aux résidents un moment d’évasion. C’est notre façon de perpétuer l’action de l’Abbé: il consacrait son temps et ses œuvres aux pauvres… Les offrandes recueillies dans les troncs sur le site des rochers sculptés et à l’Ermitage étaient distribuées aux plus nécessiteux.
► Monica Swinn: Quel sera votre mot de la fin?
► Joëlle Jouneau: Que les Malouins se réveillent avant qu’il ne soit trop tard! Ils possèdent une œuvre unique au monde et ils sont en train de la laisser s’en aller… Enfin, je voudrais remercier infiniment tous ceux et toutes celles, qui, d’une manière ou d’une autre, ont participé ou participent activement à préserver la mémoire de l’abbé Fouré. Particulièrement les membres de l’association, qui sont présents pour la réalisation des expositions. Soulignons également la créativité de ces derniers à chaque changement de lieu. Merci aussi à l’Abbé pour toutes les belles rencontres et les moments de partage autour de ses œuvres.
– The End –