Philippe Rigaut est docteur en sociologie et chercheur-associé au CEAQ (Centre d’études sur l’Actuel et le Contemporain (Paris V – Sorbonne). Il est l’auteur d’ouvrages parmi lesquels :’’Le fétichisme – Perversion ou culture?’’ (ed. Belin) et ‘‘More than life – Du romantisme aux subcultures sombres’’, au printemps aux éditions Rouge Profond.
INTERVIEW


► Martin Edenik: Bonjour Philippe! Dans votre précieux ouvrage, vous citez Philippe Cousin qui «considère, quant à lui, que les relations sadomasochistes sont un moyen de riposter à une société qui, tout à la fois, opprime les désirs profonds de l’individu et bafoue chaque jour ses idéaux» (p. 67)... Vous êtes d’accord avec cette vision quelque peu pessimiste?
 
► Philippe Rigaut: Bonjour, Martin! Je n’adhère pas totalement à ce que pense Philippe Cousin, pour deux raisons. La première est que, même si je suis pessimiste sur l’état du monde, je veux croire que les grands idéaux humanistes ne sont pas morts. Ils ont, certes, du mal à s’exprimer, ils sont victimes de tout un système fondé hégémoniquement sur la valeur économique, mais ils continuent d’exister. La seconde raison, c’est que je ne partage pas ce que j’appellerai une vision «marxiste» du SM, où le jeu érotique de la domination deviendrait un outil pour nous libérer de celui de la domination sociale. Néanmoins, qu’il y ait de la libération, de la révélation, de l’extase, une dimension «initiatique» dans le plaisir SM, j’en suis convaincu; mais il ne s’agit que d’une catharsis individuelle, ce qui n’est déjà pas mal. Ce qui donne au SM son caractère si énigmatique, c’est qu’il bouleverse les représentations communes du plaisir, qu’il opère une métamorphose de la douleur en jouissance digne des alchimistes du Moyen-Âge.

► Martin Edenik: Les lieux où vous emmenez vos lecteurs, les créatures que vous leur faites rencontrer, tout ce bouillonnement de fantaise et de créativité, toutes ces tribus avec leurs codes, leurs styles vestimentaires, etc., suggèrent qu’une sorte de révolution est en cours... Pensez-vous que cette exubérance créatrice puisse «contaminer» une partie significative de la population «classique»? Et devenir une vraie force, un «lobby pour la bonne cause»? Un accélérateur. Et le queer (*) vous paraît-il une alternative susceptible de faire évoluer la société?

► Philippe Rigaut: Votre question me donne, tout d’abord, l’occasion de clarifier le rapport que j’entretiens à la Queer Theory. Je reconnais à celle-ci une pertinence anthropologique réelle autour de la question du caractère de construit culturel du genre. Mais je ne partage absolument pas ses attaques contre la psychanlyse; la façon qu’ont certains auteurs, comme Linda Hart, d’assimiler celle-ci dans sa totalité à une figure du pouvoir hétérocentrique. Il y a une politique «queer» qui ne naît pas de nulle part, qui a ses raisons d’exister et de rappeler que,  en effet, la sexualité est un construit culturel (c’est-à-dire aussi psychique) et pas un absolu déterminé par une prétendue normalité biologique. Mais je suis gêné par la dimension ultra-identitariste qu’elle recouvre d’une manière parfois très claire et qui me semble contraire à ce que j’appellerai «l’universalisme» de la culture SM telle, en tout cas, que je l’appréhende. Vous signalez l’exubérance créatrice des subcultures que j’analyse: en effet, il y a chez ces dernières une dimension hétéroclite, baroque. Les emprunts sont multiples. Il y a quelques figures-phares: le cuir, les cravaches, toute la panoplie SM traditionnelle, mais il y a aussi ce que les philosophes de la postmodernité appellent des citations: science-fiction, fantasy, imaginaire vampirique, gothique médiéval, légendes égyptiennes, mythologies celtiques sont mobilisés autour d’un projet commun qu’on peut peut-être résumer par un mot: «strange». Quant à savoir si toute cette inventivité dédiée à l’irrationnel et/ou au tabou inocule son venin à notre société, je dirai «oui!» A présent – et on parle souvent de «porno chic» pour désigner ce phénomène –, les érotismes hors-normes s’associent à des esthétiques d’inspiration gothique dans la publicité. Des stylistes réputés intègrent à leurs créations des éléments dont l’inspiration est clairement SM; un nombre croissant de séries télé puisent à ces esthétiques délétères. Le divertissement, l’imaginaire s’accordent au diapason du Dark, lequel fait une place explicite aux érotismes hors-normes. On peut, à mon sens, analyser ce phénomène dans la perspective sociologique «dionysiaque» développée par Michel Maffesoli dans ses ouvrages. Notre culture est marquée au sceau de l’excès: quand bien même on ne le pratique pas, il imprègne toute une iconographie ordinaire à laquelle nul n’échappe.

► Martin Edenik: Il paraît que les féministes n’apprécient guère l’imagerie et les jeux SM? Leur condamnation vous paraît-elle légitime?

► Philippe Rigaut: La question générale de la pornographie fait problème chez les féministes radicales. Certaines d’entre elles militent pour une pornographie faite intégralement pour les femmes, et par les femmes. La cinéaste américaine Maria Beatty montre bien ce que peut être un regard de femme, qui plus est actrice de cet univers, sur le SM lesbien. Et, en même temps, je trouve qu’il y a une dimension universelle dans son œuvre.
Dénoncer les jeux et les représentations SM, et notamment dans le cas où c’est la femme qui est dominée par un, ou même plusieurs hommes, ne me semble pas fondé dans la mesure où les soumises sont parfaitement volontaires. Lorsque ce n’est pas le cas, on est dans un autre registre que le SM, dans quelque chose qu’il faut bien entendu dénoncer. Je ne pense pas que l’exercice de la domination par un homme fasse nécessairement de celui-ci un macho; la plupart des dominateurs mâles que j’ai rencontrés ont un profond respect pour la femme. A leur manière, ils la vénèrent.

► Martin Edenik: Pour achever la tournée de «ceux qui réprouvent», l’Église a-t-elle (à votre connaissance) une position officielle sur ce sujet?

► Philippe Rigaut: Pas que je sache. J’imagine qu’il ne doit pas être possible pour un ecclésistique de penser que de telles hérésies érotiques existent. Il suffit de voir le rejet dont l’église frappe encore l’homosexualité pour se faire une idée de son degré d’ouverture sur l’anticonformisme érotique en général. Par contre, les scènes Fetish et Gothic trouvent une grande source d’inspiration dans la panoplie et l’iconographie sacerdotales, sur un mode qui, par nature, ne peut être que blasphématoire.
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► Martin Edenik: Ne vous semble-t-il pas que les artistes ont eu une influence considérable dans ce phénomène de fusion dans lequel se rejoignent toutes ces subcultures?

► Philippe Rigaut: C’est une évidence, qui se paie parfois au prix d’une dissolution des frontières stylistiques et, même, des médiums puisque dans ces subcultures le son, la musique, et pas seulement l’image, ont une importance considérable. Beaucoup de graphistes associent fétichisme, SM et gothique ou techno-futurisme dans des travaux d’illustration de pochettes de CD de musique underground: metal, indus, hardcore, etc. Et, en retour, ces musiques forment les playlists des soirées Fetish: il y a un feedback permanent. Vous parlez de fusion: c’est effectivement le terme qui convient, et notamment parce qu’il évoque, outre l’hybridation, l’idée de quelque chose de volcanique, prêt à exploser. Cette dimension est particulièrement sensible chez quelqu’un comme Marylin Manson, dont le personnage entretient de nombreux liens, variés dans leur forme, avec la subculture Fetish/SM. Lorsque Manson apparaît comme acteur porno dans ‘‘Lost Higway’’, de David Lynch, il crée une nouvelle passerelle entre provoc’ à connotation sexuelle et cinéma expérimental. Voilà un exemple dont les subcultures se propagent. Toute cette logique syncrétique rend bien entendu difficile l’effort d’identification des genres-souches. Et elle conduit parfois à des résultats assez médiocres sur le plan de l’esthétique et/ou du sens. En tout cas, ce sur quoi il faut insister pour faire un écho à une question précédente, c’est sur la familiarité croissante que le grand public entretient à tous ces imaginaires érotiques sombres.

► Martin Edenik: Page 105, vous citez Robert Stoller: «Ces communautés de pervers dont la tâche n’est pas, à l’inverse de la société, de dominer le mal [...], mais de l’apprivoiser, de le civiliser...». Le phénomène que vous décrivez dans votre ouvrage est donc si profond?

► Philippe Rigaut: Il y a quelques années, j’ai publié un article – c’était le tout premier sur le sujet – que j’avais intitulé: ‘‘Le sadomasochisme: un phénomène de modernité?’’. Lorsque je lis les travaux de référence de mon ami David Le Breton sur le corps et ses représentations aujourd’hui, je confirme que le SM est pleinement de notre temps. Je veux dire par là que sa visibilité croissante, et son développement dans le champ de la pratique proprement dite, croisent des processus culturels de plus en plus affirmés qui ont en commun de mettre en avant le corps, et plus encore ses modifications. Les liens – esthétiques, mais pas seulement –, entre le monde du Body Art et celui du fétichisme et du SM témoignent de tout un «maillage» de sens autour de la question de la transformation anatomique perçue comme véhicule vers une affirmation de soi plus puissante. Il y a dans tout cela une dimension éminemment démiurgique que le sociologue doit essayer de comprendre en ayant, notamment, recours à un certain nombre de repères psychanalytiques dont font partie Stoller, mais aussi Joyce McDougall, Janine Chasseguet-Smirgel et quelques autres ouverts, précisément, à la question de «l’en-dehors du Sujet». Ce que le sociologue, ou l’anthropoloque, peut apporter sur ces questions, c’est précisément un regard plus habitué à la dimension du collectif. Stoller parle ici de communautés, et c’est très important. Mais le sociologue, bien que n’étant pas dans un cadre clinique, recueille une parole qui est aussi – et surtout – individuelle, une parole qui dévoile des horizons psychiques à proprement parler singuliers. Beaucoup «d’enquêtés» parlent de leurs pratiques SM, ou de leur travail artistiques autour du SM, comme d’une thérapie: ce qu’ils y investissent est très puissant, et procède de parcours dont la diversité est plus grande que ce que ne laisse accroire la littérature psychanalytique. Pour répondre à votre question, je dirai que le besoin d’apprivoiser le mal est aussi ce qui permet au Sujet «déviant» d’atteindre à sa propre humanité, en dépassant des traumatismes qui l’ont plus ou moins douloureusement  marqué.

► Martin Edenik: Quel sera votre « mot de la fin »?

► Philippe Rigaut: Il ne peut y en avoir lorsqu’il s’agit d’un objet aussi complexe que l’érotisme, saisi à la fois sous l’angle de l’expérience vécue par et sous celui de ses représentations artistiques, compris comme contigent historiquement et socialement collectif, et en même temps inscrit au cœur de l’intimité de chacun.  J’ai conscience d’étudier un univers en perpétuel mouvement, labile, inventif, éclectique, et par conséquent je sais que je ne pourrai jamais écrire le mot «fin». Mais c’est peut-être ça la force et le mystère de l’érotisme et, à fortiori, de ces formes que j’analyse et qui sont autant de figures d’un «désordre» dont Georges Bataille a montré toute la dimension de transcendance et de religiosité.


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(*) Queer: Doctrine réunissant «un ensemble de réflexions intellectuelles visant à une subversion radicale de nos représentations ordinaires  du genre et de l’identité sexuelle.» (Philippe Rigaut, ‘‘Le Fétichisme, perversion ou culture?’’ (p.111).
philippe rigaut

l’explorateur des marges


Philippe Rigaut vient de publier, aux Éditions Belin, une étude remarquable: ‘‘Le Fétichisme, perversion ou culture?’’. Dans ce livre passionnant, qui nous offre un bilan bien nécessaire sur les multiples sub-cultures qui composent la galaxie fétichiste, l’auteur ne se contente pas de nous exposer le point de vue scientifique, même illustré de précieuses citations — de Krafft-Ebing à Georges Bataille, en passant par Freud —, mais nous emmène dans des lieux où se rassemblent toutes sortes de tribus étranges, toutes sortes de personnages flamboyants et excentriques, Goth ou Dark, Punk ou SM, tous fédérés par l’esthétique fétichiste.

Interview: Martin Edenik (2006)
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