INTERVIEW
► Monica Swinn: Bonjour, Virginie! Il y a plus de dix ans, votre premier livre, ‘‘Baise-moi’’, faisait l’effet d’une bombe. Succès, scandale… Du jour au lendemain, vous êtes devenue célèbre. Une icône pour les uns, un monstre pour les autres. L’adulation d’un côté, de l’autre des critiques confinant à la haine. Puis il y a eu le film, la censure. Comment avez-vous vécu et digéré tout cela?
► Virginie Despentes: Bonjour, Monica! Vu de chez moi, ça s’est plutôt passé en deux ans que du jour au lendemain, la naissance de «Despentes». Heureusement, car déjà comme ça c’était brutal et extrêmement bizarre. Le premier truc zarb dans ces cas-là, c’est que ça crée une gêne avec ceux qui étaient l’entourage proche. Il y a une réadaptation qui peut sembler un peu pénible. C’est un truc de solitude. Comme si t’avais un truc de collé sur le front au milieu de gens qui ont gardé le front vierge. L’autre truc zarb, c’est que des gens à qui t’as rien à dire et réciproquement veulent tout à coup entrer en contact avec toi. Les ennemis, il faut dire ce qui est, ne sont
pas ceux qui font le plus de mal ou le plus de tort. Au contraire, ils guident
pour garder le cap, finalement. J’ai vécu et digéré tout ça plus ou moins bien, selon les saisons. Mais au moins, je ne me suis pas
tellement ennuyée, ces dix dernières années. Et c’est bien le principal.
► Monica Swinn: Aujourd’hui, quelques livres et quelques succès de librairie plus loin, sous contrat avec Grasset, vous êtes ce qu’il est convenu d’appeler un écrivain reconnu. Etes-vous là où vous voulez être? Votre liberté d’expression n’est-elle pas en danger?
► Virginie Despentes: Je ne suis pas là où je voulais être, mais je suis contente d’y être. C’est d’abord une question de travail: ni j’aimais travailler, ni j’étais bien capable de bien le faire, j’étais franchement une tache partout où j’étais embauchée. Je n’y pense plus vraiment tous les jours, mais encore plusieurs fois par semaine,
que je suis contente de ne pas me lever le matin, de ne pas être obligée d’aller au même endroit tous les jours, de chercher à avoir une contenance au milieu des collègues de travail, contente de ne pas faire les petites annonces, de ne pas entrer
dans une ANPE, un tas de choses très normales auxquelles j’échappe quasiment par miracle. Le truc d’être écrivain «reconnu», c’est-à-dire que les gens s’intéressent à ce que j’ai à déclarer, me laisse toujours aussi songeuse. Ma liberté d’expression n’est pas en danger, je ne crois pas. Ma faculté d’inspiration peut-être davantage, pour des raisons multiples. Il faut garder une sorte d’exigence paranoïaque et masochiste. Et surtout faire l’effort d’ être désagréable, décevante, au besoin. Finalement, lecteurs et critiques qui aiment votre travail
sont les pires ennemis du droit chemin.
► Monica Swinn: Créez-vous dans le plaisir, l’excitation, ou bien accouchez-vous dans la douleur? Comment travaillez-vous?
► Virginie Despentes: Je crée dans la douleur la plus pénible à endurer, d’ailleurs personne ne peut supporter un machin pareil. Je n’ai pas pour l’instant de panne d’inspiration, penser ce que je veux faire et le mettre en place mentalement n’est pas l’aspect le plus problématique. C’est plutôt le passage à l’acte qui est un cauchemar: s’asseoir et écrire, forcément quelque chose de décevant par rapport à ce qu’on avait en tête, mais continuer à écrire quand même, et sans se démobiliser ni tout foutre en l’air, et continuer d’écrire dans ces conditions de merde pendant des jours et des jours, puis se
relire en tâchant de donner une forme à tout ça... je crée dans une pénibilité qui ne doit pas être loin d’être maximale. En plus, ça sort de partout, physiquement, nerveusement, idéologiquement, on croirait que je grince des neurones comme un tox grince des
dents la nuit.
► Monica Swinn: De tous vos livres, y en a-t-il un pour lequel vous éprouvez une tendresse particulière? Si oui, pourquoi? Quel est celui qui vous a coûté le plus d’effort?
► Virginie Despentes: J’aime vraiment bien ‘‘Les Chiennes savantes’’. C’est un roman-polaroïd, sur quand j’avais vingt ans et les gens avec qui j’étais. C’est une période pour laquelle j’ai une nostalgie profonde. Et tout ce que j’ai aimé dans ce moment de vie, je le retrouve dans ‘‘les Chiennes’’. A part ‘‘Baise-Moi’’, chaque livre m’a demandé un effort de tarée absolue. Pour le coup, c’est vraiment une lutte interne, vicieuse et ultraviolente, à chaque fois.
► Monica Swinn: ‘‘Bye bye Blondie’’, votre dernier livre a suscité d’excellentes critiques. Mais certains ont dit que vous vous étiez «assagie» C’est un terme qui doit vous faire bondir, non?
► Virginie Despentes: Franchement, les critiques en France en ce moment, je les prends pour
des débiles profonds. Et pas que sur mon cas, loin s’en faut.
► Monica Swinn: J’ai lu quelque part que vous aviez écrit ‘‘Baise-moi’’ alors que vous étiez en convalescence à la suite d’une allergie cutanée. C’est fou, non, cette double éruption, tout à coup… Après, vous n’avez plus cessé d’écrire. Pourriez, aujourd’hui, envisager la vie sans cela?
► Virginie Despentes: Oui. Je ne peux pas imaginer une vie où je n’aurais plus ni carnet ni stylo, ni lettres ni mails... mais une vie sans que mon
travail soit l’écriture, oui, je peux l’imaginer. Par exemple, j’aurais fait une bonne mère de famille nombreuse, et j’aurais eu des chiens et une grosse Renaud Break et j’aurais emmené tout le monde à la piscine tous les dimanches matins. J’aurais pu partir en Yougoslavie où je ne sais dans quel pays improbable et devenir un genre de zonarde de pays en
guerre, trouver quelque chose à faire sur place. J’aurais pu passer ma vie en entrées et sorties en cures de désintox. Quoi qu’il arrive, il aurait fallu que je fasse quelque chose d’absorbant, pour équilibrer le truc.
► Monica Swinn: On n’imagine pas un bouquin de Virginie Despentes sans violence. Subie ou infligée, elle jaillit du plus profond de vos personnages. Vous n’auriez pas un cousin nommé Sade?
► Virginie Despentes: Sade, c’est autre chose, dans l’essence même de la thématique. La cruauté, par exemple. Cruciale chez lui. Absente chez moi. Pas le même rapport à la morale, non plus. Ni mal ni bien née socialement, j’ignore tout de ce que naître dominant implique. Je n’écris pas de la place du dominant. Le petit domaine dans lequel je travaille, c’est plutôt la brutalité, la colère, l’intrusion du barbare.
éventail des réactions possibles des dominés.
► Monica Swinn: Sadomasochisme, fétichisme, échangisme sont, apparemment du moins, très à la mode par les temps qui courent. Vous sentez-vous concernée?
► Virginie Despentes: ça fait longtemps que c’est à la mode… C’est même pas une affaire de mode, en fait. ça fait longtemps que des gens ont des sexualités qui les poussent à autre chose que juste boumboum dans la chambre à coucher avec une seule partenaire et de l’amour. Je ne me sens pas très concernée, en fait.
► Monica Swinn: J’ai lu dans votre blog que vous vous alliez bientôt partir en Amérique pour interviewer, en vue d’un documentaire, des féministes pro-sexe. Où en êtes-vous de vos réflexions sur le droit à la pornographie au féminin?
► Virginie Despentes: Beaucoup trop long à résumer.
► Monica Swinn: Si je vous parle de politique, vous me répondez quoi? Gauche, droite… Y-a-t-il pour vous une autre façon de marcher?
► Virginie Despentes: Gauche. C’est le sens de l’évolution, même si ça se fait dans le bordel. Avoir une vision du collectif, vouloir comprendre le
groupe, organiser son fonctionnement… c’est la civilisation. Tous les trucs de neuneus de droite, qu’ils soient anarchistes de droite ou réactionnaires de base, c’est un truc d’impuissance, de limitation, de petits garçons mal terminés. mais je comprends que la saison actuelle soit à une régression de droite. Les régimes de droites sont forcément régressifs, c’est le niveau zéro de la conscience collective.
► Monica Swinn: Qu’est-ce qui vous énerve le plus dans la société actuelle?
► Virginie Despentes: ça serait trop long de dresser la liste du top ten des trucs qui me mettent hors
de moi.
► Monica Swinn: Une chose dont vous ne pourriez pas vous passez?
► Virginie Despentes: Internet. Mon i-pod. De l’herbe.
► Monica Swinn: Et enfin: y a-t-il une autre question que vous auriez aimé que je vous pose?
► Virginie : non.
– The End –
_____
Virginie a écrit: ‘‘Baise-moi’’, aux Editions Florent-Massot, 1994 – ‘‘Les Chiennes savantes’’, Editions Florent-Massot, 1996 – ‘‘Les Jolies Choses’’, Grasset et Fasquelle (prix de Flore en 1998 et prix Saint-Valentin en 1999) – ‘‘Mordre au travers’’, Librio 1999 – ‘‘Teen Spirit’’, Grasset 2002 – ‘‘Bye bye Blondie’’, Grasset 2004. – ‘‘King Kong Théorie’’, essai autobiographique, Grasset, 2006 – ‘‘Apocalypse Bébé’’, Grasset, 2010 – ‘‘Vernon Subutex, 1’’ et ‘‘Vernon Subutex, 2’’, Grasset, 2015. – ‘‘French Lover’’, avec Beatriz Preciado, essais de sociologie, Au Diable Vauvert, 2015.