Vlad III Tepeș, voïévode par la grâce de Dieu, prince de Ungro Valachine. Portrait visible au Kunsthistorisches
Museum de Vienne.
Les ‘‘Dracula’’ des cinéastes n’ont pas grand-chose à voir avec le voïévode valaque qui vécut au XVe siècle. Ils ne sont que les avatars du personnage imaginé par l’écrivain irlandais Bram Stocker, qui s’inspira de la vie du prince valaque.
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Vlad Tepeș, se restaurant au milieu des suppliciés. Gravure du XVe siècle (anonyme).
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En 1890, Arminium Vambery, distingué professeur de l’Université de Bucarest, raconta à un journaliste irlandais nommé Abraham Stoker l’histoire mouvementée de Vlad III Tepeș, prince valaque appartenant à la dynastie des Basarab. Parmi les titres portés par ce voïévode (1) des lointaines Carpates, celui de Dracul (2) inspirera le publiciste: son Dracula, personnage de vampire immortel, amateur de
sang de vierges, connaîtra au cinéma le succès que l’on sait.
Un contexte menaçant
Celui qu’on ne tardera pas à surnommer «Tepeș» (l’Empaleur) hérite du trône de Valachie en 1455 (3) à la mort de son père, Vlad II ou Vlad Dracul. Il a alors vingt-cinq ans et va devoir composer avec
une double vassalité: d’un côté la Sublime Porte et son énorme puissance militaire; de l’autre la Hongrie. Quand le jeune voïévode monte sur le trône, il y a tout juste deux ans que le sultan Mehmet II s’est emparé de Constantinople: la prise de l’ancienne Byzance (qui deviendra pour les Turcs Istanbul) a provoqué en Occident un véritable traumatisme. Or voilà qu’après la chute de cette citadelle chrétienne de l’Occident, les principautés de Valachie et de Moldavie sont menacées. En 1456, les Turcs sont devant Belgrade, et le roi de Hongrie Jean Hunyadi ne parviendra à les arrêter qu’au prix d’une bataille particulièrement sanglante.
Un contexte aussi menaçant explique peut-être les méthodes terroristes de Vlad III. D’autant que le Turc n’est pas le seul ennemi: Vlad doit compter aussi avec les boyards, ces nobles
turbulents et comploteurs, jaloux de leurs privilèges. Sans parler des brigands, qui ravagent le pays en toute impunité. Quant à ses alliés, ils ne le seront jamais que de manière très circonstancielle, à l’instar des rois de Hongrie dont l’un, Jean Hunyadi, sera le meurtrier de Vlad II Dracul, son père, et l’autre, Mathias I
er Corvin, l’emprisonnera durant douze années.
Le premier acte «politique» de Vlad sera de convoquer ses voisins, les princes Peter de Transylvanie et
Alexis de Moldavie. «Si je vous ai invités, leur dit en substance le Valaque, c’est pour vous demander de réunir nos trois pays en un seul, afin que nos forces ainsi regroupées nous permettent de chasser le Turc. «Bien entendu, ajoute-t-il, il sera nécessaire que le pouvoir soit concentré entre les mains du plus apte: les miennes!». Conduisant ses deux «invités» sans doute médusés devant une fenêtre donnant sur la cour principale de son palais, il attire leur attention sur
deux pals qui se dressent en son milieu:
«Ces pals sont pour vous si vous vous opposez à ma volonté!». Peter de Transylvanie, croyant peut-être à un bluf, s’insurge avec violence: «Je ne cède mon pouvoir à personne!». A un signal de leur maître, des hommes d’armes surgissent alors, s’emparent de Peter et l’entraînent vers une mort
ignominieuse. Vlad se tourne alors vers le Moldave, qui choisit de se soumettre.
Devenu le maître des trois principautés, Vlad entreprend de rétablir l’ordre et la sécurité, si nécessaires à l’activité économique. Il envoie des soldats partout avec, pour mission, de faire des
exemples, beaucoup d’exemples. Très vite, sur les places des villages, au bord des carrefours, se dressent de
sinistres forêts de pals. Maintenant commence la légende noire de l’Empaleur. Une légende qu’on se raconte à la veillée, dans les chaumières, dans les tavernes et, aussi, dans les villas des boyards. Des récits où une douzaine de suppliciés deviennent cent, puis deux cents, au gré des versions dont chacune ajoute quelque exagération...
L’ordre rétabli, Vlad va s’intéresser à l’aristocratie. Il s’agit, cette fois, de venger son père, Vlad Dracul, mort au cours d’une bataille décisive où les boyards l’ont abandonné. Ces mêmes boyards, ceux de Tirgoviste en particulier, qui ont enterré vivant son frère Marée.
Le massacre des boyards
L’Empaleur convie lesdits boyards à un banquet, qui va se transformer en bain de sang. Tous ne mourront pas immédiatement: les survivants (en sursis) seront affectés à la réfection d’un château de leur bourreau, la forteresse de Poienari. Divers chroniqueurs vont
consigner ce guet-apens: de cinquante à cinq cents boyards (selon les sources) auraient, selon eux, été assassinés ce jour-là. Dans ‘‘L’Histoire du prince Dracula en Europe centrale et orientale’’, de Matei Cazacu, on peut ainsi lire : «Dracula dit:
‘‘Dites-moi, comment se fait-il que vous ayez tant de voïévodes en votre pays? La faute en est à vos honteuses discordes!’’. Alors, il prit tous les nobles, sans distinction, tous ensemble, jeunes et
vieux, et les fit tous empaler: ceux-ci étaient au nombre de cinq cents...».
De la cruauté de Dracula
Selon une tradition roumaine, Vlad Tepeș aurait été convaincu de la justice des punitions qu’il infligeait. Dans ses ‘‘Métamorphoses de Dracula’’, Denis Buican donne un exemple typique de la justice selon le voïévode: L’Empaleur «aperçut dans un champ un paysan qui portait une chemise trop courte et en fort
mauvais état. Il interrogea le pauvre hère, lui demanda s’il était marié». C’était le cas. Puis il voulut savoir si le paysan «avait semé du lin, et s’il en possédait». C’était encore le cas. Alors «le prince convoqua l’épouse et lui fit remarquer que son mari avait fait son devoir (semer, labourer,
nourrir sa maison), alors qu’elle n’avait pas fait le sien. En conséquence, il la condamna à avoir les mains coupées, puis à être empalée» .
Un autre édifiant exemple de la cruauté de l’Empaleur nous est donné à la veille d’une bataille dans la vallée de Dobroudja: le voïévode demande à son principal adjoint, le général Karolescu, «de faire empaler un sur douze de ses soldats afin de leur montrer ce qui les
attendait s’ils rechignaient à se battre». L’officier refuse avec indignation alors, «sans se démonter, Vlad saisit la lance d’un soldat et en transperça le général». Et fit empaler ses soldats.
Que dire, enfin, du massacre de cette concubine qui, pour se rendre importante
aux yeux du voïévode (qu’elle n’avait pas réussi à émouvoir) prétendit être enceinte de ses œuvres?
«Tu n’oseras pas répéter ces paroles!» menaça l’Empaleur. Et, comme la jeune femme s’entêtait, il dégaina son épée et lui ouvrit le ventre pour constater le mensonge... (‘‘Chronique d’Antonni Bonfii, Rerum Ungaricum decades tres’’, 1543).
VLAD TEPEș
l’Empaleur des Carpates
Dans cette Europe du XVe siècle dont les marches orientales étaient menacées par l’Empire ottoman, Vlad III, voïévode de Valachie, ne fut pas seulement cet autocrate cruel qui, en sept années de règne, fera massacrer plusieurs milliers d’hommes et de femmes – et jusqu’à des enfants! Il sera, aussi, considéré comme l’un des plus ardents défenseurs de la Chrétienté...
Repères chronologiques
► 25 octobre 1415: Azincourt est le théâtre d’une des plus désastreuses défaites françaises de la Guerre de Cent Ans.
► 1430: Naissance de Vlad Tepeș.
► 1431: Naissance de François Villon.
► Vers 1440: Gutenberg (de son vrai nom Johannes Gensfleisch) invente l’imprimerie.
► 29 mai 1453: Constantinople est prise par le Turc Mehmet II (elle deviendra
Istanbul). L’événement va traumatiser l’Occident.
► Janvier 1460: Pie II édicte une Bulle par laquelle il appelle à la Croisade.













Le problème transylvain
Au tout début de son règne, Vlad III signe un traité d’alliance avec la Hongrie et la Transylvanie. Ce traité s’accompagne, notamment, de divers avantages concédés aux Saxons de Sibiu et de Brasov, deux importantes cités transylvaines. Au cours de l’automne 1456, un émissaire de la Sublime Porte réclame au prince valaque le tribut annuel dû au Sultan, ainsi qu’un droit de passage à travers la Valachie, jusqu’à la Transylvanie. Vlad prévient aussitôt les habitants de Brasov et leur propose de faire front devant les prétentions du Turc. Mais les Transylvains déclinent son offre et Vlad, seul devant la première puissance militaire de la région, doit céder aux exigences du Sultan.
Hongrois et Transylvains ne pardonneront pas au Valaque cette ‘‘trahison’’ : Vlad voit soudainement son trône convoité par des prétendants suscités et protégés par les Transylvains et, sans doute, par le roi de Hongrie. Parmi ces prétendants, un membre de sa propre famille, Dan Basarab (que Vlad fera enterrer
vivant plus tard). En représailles, Vlad abroge les privilèges concédés aux cités de Sibiu et de Brasov, ce qui déclenche une guerre économique, puis militaire, pendant laquelle on aurait massacré de jeunes étrangers venus en Valachie apprendre le roumain: «Ils étaient quatre cents ou plus, qu’il mit à mort, cet ignoble tyran. Il les fit tous brûler vifs en disant :
«Je ne veux pas qu’ils reçoivent ici des connaissances ou qu’ils espionnent mon pays». (4)
Du printemps 1457 à l’automne 1460, Vlad lance une série de raids punitifs au cœur de la Transylvanie. Il entre dans Brasov en 1459, la met à sac, et fait empaler tous les Saxons qui croisent son chemin. Pendant que le
Valaque guerroie contre les Transylvains, le roi de Hongrie Jean Hunyadi meurt
(1456), et son fils, Mathias Ier Corvin, va devoir, tout comme l’Empaleur, naviguer sur une mer parsemée d’écueils. Tout d’abord, la couronne de Saint Étienne, symbole du pouvoir royal, est détenue à cette époque par l’empereur Frédéric III de Habs-bourg, qui règne sur le Saint Empire romain germanique. Sans elle, impossible d’être oint roi de Hongrie. Or, Frédéric convoite cette couronne pour lui-même; il est soutenu par certains magnats (grands féodaux hongrois), qui le préfèrent à Mathias. Un arrangement sera finalement trouvé : Mathias devra racheter la couronne (1463) et deviendra officiellement roi l’année suivante.
La guerre contre les Turcs
Profitant des problèmes de succession qui paralysent Mathias Corvin, Mehmet II s’empare de la Serbie (1458) et de la Morée (1460), ce qui met la petite Valachie en toute première ligne, face à l’envahisseur ottoman. A partir de 1458, Vlad III Tepeș va mener contre la Sublime
Porte une sorte de guérilla qui va très vite devenir un véritable conflit. Au cours de cette même année, le Valaque va d’ailleurs écraser l’armée du vizir Machmoud. Plus de vingt mille Turcs seront exterminés en une seule bataille: l’événement aura un immense retentissement dans les Balkans.
En 1462, des émissaires du Sultan viennent réclamer à Vlad un double tribut: d’une part, une sorte d’impôt payable en espèces sonnantes et trébuchantes et, d’autre part, ce qu’on appelait alors le Tribut du Sang, cinq cents enfants valaques destinés à devenir des janissaires, troupes d’élite turques équivalant aux modernes Légions étrangères. Vlad feint d’accepter, et manifeste le désir d’apporter lui-même le tribut réclamé au Sultan, qui accepte et donne des ordres pour qu’on laisse passer le Valaque, escorté de son armée. L’Empaleur attendra le cinquième jour de son voyage pour dévoiler son dessein: piller et massacrer et, bien sûr, empaler.
Mais la résistance valaque finit par lasser le Sultan, dont l’un des proches, un certain Catabolinos, propose de s’emparer du voïévode par la ruse. Une ruse d’ailleurs cousue de fil blanc, puisqu’elle consiste à demander au
prince valaque d’arbitrer un litige frontalier entre la Turquie et la Roumanie. Ce dernier
accepte pourtant de se rendre avec une garde réduite à l’endroit et à l’heure convenus mais, ayant flairé le piège, il se fait suivre discrètement par une armée qui a pour consigne de n’intervenir que si retentit certaine sonnerie de cor. Quand Vlad et son escorte
se présentent au rendez-vous, Catabolinos et Hamza Pacha en personne surgissent avec une troupe nombreuse et tentent de s’emparer du Valaque... Capturés, les deux traîtres seront empalés sur «des pieux d’une taille et d’un luxe en rapport avec leur rang»...
Exaspéré, Mehmet II réunit alors la plus grande armée jamais levée depuis la prise de Constantinople et se dirige vers la frontière valaque. Tandis que progresse cette multitude, Vlad III envoie des émissaires dans toute l’Europe pour demander une aide qui ne viendra pas. Pratiquant une stratégie de terre brûlée, empoisonnant l’eau des fontaines, le voïévode harcèle les Turcs par des escarmouches incessantes. L’une des plus fameuses fut l’attaque nocturne du camp de l’armée ottomane, attaque dont l’objectif était de tuer le Sultan. La chose, d’ailleurs, faillit bien réussir, mais la tente d’un pacha fut confondue avec celle du Sultan.
Malgré la résistance acharnée des troupes de l’Empaleur, les Turcs vont prendre Tirgoviste, la capitale du petit État valaque. Avec ses derniers fidèles, Vlad se réfugie alors dans sa forteresse de Poienari. Assiégé, il parviendra à s’enfuir avec quelques-uns de ses hommes par un souterrain puis, par de périlleux sentiers de montagne, à rejoindre l’armée de Mathias Corvin, qui attend à la frontière valaque.
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(1) Voïévode: seigneur de la guerre. Vient du serbo-croate voï (armée) et voda (qui conduit).
(2) Dracul: du nom de l’Ordre du Dragon, fondé en 1418 par Sigismond de Hongrie. Vient du grec drako (serpent). Vlad Tepes était chevalier de cet Ordre.
(3) Les divers auteurs ne s’accordent pas toujours sur cette date... En revanche, il y a unanimité sur l’âge auquel Vlad Tepes est monté sur le trône de Valachie : vingt-cinq ans.
(4) Vlad II était, lui aussi, membre de l’Ordre du Dragon.
